On peut émettre l’hypothèse que, durant les siècles qui s’écoulèrent entre la chute de l’Empire Romain et la fin des évasions barbares, les fromages se limitèrent à ceux qu’importaient les occupants.
Les Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Vandales, Francs… étaient des hommes frugaux qui se nourrissaient de lait, de fromages et d’un peu de viande.
Les peuples envahis délaissaient les villes et se réfugiaient à la campagne où les laitages et le fromage constituaient une grande part de leur alimentation.
Le Haut Moyen Age avait d’autres préoccupations que le ravitaillement, et il fallut attendre la deuxième moitié du VIIIème siècle pour que l’Empire carolingien d’Occident, avec l’avènement du grand empereur, apporte une lumière trop vite éteinte.
Par chance, quelques monastères bénédictins conservèrent précieusement des connaissances sur le fromage qui purent traverser les âges. Seules les chroniques du moine de Saint-Gall, Eginhard, qui fut l’historien et le secrétaire de Charlemagne à la fin de sa vie, nous rapportent quelques anecdotes.
L’une d’elle fait allusion à l’estime en laquelle l’Empereur tenait le fromage et rapporte un fait assez mémorable : au cours de l’un de ses voyages, l’Empereur étant arrivé à l’improviste chez un pauvre évêque un jour maigre, il dut se contenter d’un peu de pain et de fromage. Le fromage avait des taches vertes dont il ignorait la nature ; il prit soin de les ôter avec la pointe de son couteau. Son hôte lui fit respectueusement observer qu’il enlevait ainsi ce qu’il y avait de meilleur. Charlemagne écouta cet avis et fut bientôt convaincu qu’au point qu’il pria son amphitryon de lui en faire expédier chaque année deux caisses à Aix-la-Chapelle.
Malheureusement, Eginhard ne mentionne pas dans quelle localité cela se passait mais il est plus que probable qu’il s’agisse de Vabres, petit village proche de Roquefort où il existait une importante abbaye dont le révérendissime abbé, bien que n’étant pas évêque, était cependant mitré, et recevait par tradition les hôtes de marque de passage.
Mais il précise qu’au bout de trois années Charlemagne prit en pitié le malheureux prélat qui devait parcourir le pays en quête de fromages bien à point en quantité suffisante pour le satisfaire.
Le même Eginhard écrivit : « Charlemagne rentrent d’Italie où il venait de battre les Lombards s’arrêta au prieuré de Reuil-el-Brie. Là, le père prieur fit monter de sa cave quelques-uns des merveilleux fromages de Brie qui lui étaient personnellement remis au titre de la dîme.
L’empereur et sa suite y goûtèrent copieusement.
" Je croyais connaître tout ce qui se mange, dit Charlemagne, ce n’était que vanité de ma part ; je viens de découvrir l’un des mets les plus merveilleux et ordonne que deux fois l’an une quantité de ces fromages me soit envoyée en mon palais d’Aix-la-Chapelle."
Georges Duby (L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval), relate qu’au VIIIème siècle le Roi Ines, du Royaume Anglo-Saxons du Wessex, exigeait d’un de ses villages « trois cents pains ronds, dix moutons, dix oies, vingt poulets, dix fromages, dix mesures de miel, cinq saumons et cent aiguilles ». Ainsi, le fromage connaît déjà la fiscalité.
Plus tard, les Croisés rapportèrent d’Orient de nombreux secrets de fabrication de fromages qu’ils révélèrent aux moines qui travaillaient à la prospérité de leurs couvents. La règle de Saint-Benoît autorisant à l’époque la consommation du fromage, les moines se mirent à fabriquer un produit dont ils pouvaient tirer un bénéfice immédiat.
Ainsi, les Bénédictins et les Cisterciens notamment développèrent la production de fromage en France et dans toute l’Europe. Ils sont à l’origine de nombreux fromages dont les appellations nous sont encore familières : le Pont-l’Evêque, le Maroilles, le Munster, La Tête de Moine, le Citeaux, le Herve ou encore le Limbourg. Un cartulaire de l’abbaye de Maroilles mentionne la redevance qui devait être allouée à l’abbé en l’espèce de fromages dits à l’époque «craquegnons».
Aux dévastations qui furent la conséquence des invasions normandes succédèrent les terreurs de l’an mille. Encore une fois, les monastères constituèrent le refuge des seigneurs et des populations épouvantées.
Pendant deux siècles encore le rythme fut brisé et l’on ne retrouva mention des premières sociétés fruitières que dans la seconde moitié du XIIIème siècle.
L’Eglise, devenue plus puissante que jamais, depuis les donations massives de la période des terreurs, les abbés et les évêques devinrent de véritables seigneurs féodaux qui, profitant de leurs nouveaux domaines, défrichèrent et formèrent de grands centres d’agriculture.
Accessoirement, les religieux bénédictins établirent des pâturages pour élever du bétail à vocation laitière ; ils étaient en effet, forcés d’héberger les nombreux animaux qui leur avaient été amenés durant la période de la terreur.
Les fromages fermiers apparurent vers le XIIIe siècle alors que les femmes de la campagne, cherchant d'autres sources de revenus et le moyen de tirer le maximum de la production du lait, mirent au point de nouvelles variétés. Les fermières, également chargées de la préparation des fromages dans les fermes, avaient parfois des inventions de leur cru.
En revanche, les fromages à la grande forme, ceux qui sont devenus aujourd’hui les Comté, Emmental, Gruyère et Beaufort, sont des fromages résultant de la mise en commun des ressources d’un village ou d’un montage qui forme ce que nous appelons des fruitières.
Le principe était le suivant, deux fois par jour les fermiers rapportaient le lait de leur traite. Ainsi les grandes quantités de lait, pouvaient donner naissance à des grands fromages de gruyère, qui étaient ensuite redistribués. Chaque fermier recevait ainsi le fruit de son travail.
Il faut en effet une quantité importante de vaches pour entreprendre la fabrication d’une meule de fromage qui exige de 700 à 1000 litres de lait à mettre en œuvre en une seule fois.
Ces fruitières remontent au début du XIIIème siècle. On en trouve trace à Deservilliers, petit village du Doubs, en 1278.